Anastasia Manstein-Chirinsky, le dernier témoin de l'évacuation des navires de l'escadre de la mer Noire de Crimée vers la ville Bizerte pendant la guerre civile de 1918-1922, n'est plus. Bizerte aura été sa "Dernière Escale", titre de son livre publié en 2000. Cette doyenne de la communauté russe en Tunisie Anastasia est décédée, lundi, près du port de Bizerte à l’âge de 97 ans. Jusqu'au bout, elle était restée fidèle à cette ville qui l'avait accueillie il y a quatre vingt neuf ans à bras ouverts, qu'elle avait aimée au point d'avoir choisi d'y rester alors que ses enfants avaient émigré en France.
En 1920, elle avait fuit la guerre civile en Russie, amorcée par la révolution bolchévique d’octobre 1917, et débarqué dans le port tunisien avec 6.388 autres réfugiés à bord des restes de l’escadre impériale russe. Elle passe ses premières années d’exil au bord d’un torpilleur puis d’un cuirassé amarré dans la baie de Bizerte.
Anastasia Chirinsky passera la majeure partie sa vie dans la ville côtière. Après des études en Allemagne, elle décroche une licence en mathématiques. De retour à sa ville d’adoption, la jeune professeure a formé plusieurs générations de Français, d’Italiens et de Maltais et de Tunisiens . Bertrand Delanoë, actuel maire actuel de Paris, natif de Bizerte où il passe souvent ses vacances compte parmi ses anciens élèves. « Anastasia Chirinsky - « Babou » comme nous l’appelions tous - était un être exceptionnel, un « génie de la vie ». Son parcours fut un roman, celui de cette jeune immigrée russe, imprégnée d’histoire, de culture, de curiosité et de créativité, mais surtout d’amour. Cet amour qu’elle a donné aux autres, à sa famille, à ses amis, à ses élèves dont je fus, comme elle l’a donné à la Tunisie, où elle avait choisi de vivre. Belle, généreuse, souvent inattendue, je pense aujourd’hui à elle avec une immense émotion », confie-t-il à France24.
Dans son livre intitulé "La Dernière Escale. Le siècle d’une exilée russe à Bizerte", la doyenne de la communauté russe en Tunisie décrit les péripéties de sa propre vie. Grâce à ce témoignage poignant, l’enseignante a obtenu le prix Alexandre-Nevsky (ndlr : un homme de culture et de religion du 13ème siècle) fondé par le Centre de coopération humanitaire et d’affaires de Saint Pétersbourg et l’Union des écrivains de Russie.
Mais sa plus grande consécration reste sans nul doute l'obtention du passeport russe en 1997. Elle avait refusé la nationalité française, à l’époque où Paris naturalisait les minorités communautaires de la Tunisie, et n'avait pas non plus sollicité la nationalité tunisienne de peur que cela ne l’empêche un jour d’avoir la nationalité russe.
Conservatrice bénévole du cimetière des marins militaires russes à Bizerte, elle est devenue la mémoire vivante d’un épisode de l’Histoire longtemps méconnu. «Il été occulté aussi bien par le régime de l’ex-Union soviétique que par un certain monolithisme de la Tunisie», précise Mahmoud Ben Mahmoud, cinéaste tunisien qui connaissait bien la femme pour lui avoir consacré en 1996 un documentaire intitulé "Anastacia la Bizerte" (1996). Et d’ajouter: «Elle portait à la fois la mémoire de la Russie pré-communiste et l’histoire de la Tunisie sur presque tout le XXe siècle. Elle est d'ailleurs devenue incontournable pour les touristes russes qui, après le musée de Carthage et la médina de Tunis, avaient pour habitude de faire escale chez elle». Son domicile est devenu un véritable lieu de pèlerinage. Les passagers des bateaux russes qui accostaient à Bizerte allaient la voir. Elle recevait aussi du courrier de toute la diaspora russe disséminée de par le monde.
Tunisienne et Russe à la fois, Anastasia Chirinsky a été décorée par l’ancien président russe Vladimir de l’Ordre national «L’Amitié» pour sa contribution au renforcement des relations entre la Tunisie et la Russie. Elle a été aussi décorée par le Président Ben Ali qui lui a remis la Médaille pour le Mérite culturel. La dernière exilée russe a été aussi honorée, chose rare, de son vivant puisqu'une place de sa ville d'adoption porte son nom depuis quelques années.