A l’heure où les islamistes d’Ennahdha apparaissent comme la force politique la mieux structurée de la nouvelle Tunisie, les inquiétudes vont crescendo dans les rangs des militants progressistes quant au danger que constituerait une éventuelle remise en question du projet moderniste tunisien et du statut libéral des femmes instauré il y a cinquante ans dans le pays.
Cet anti-islamisme primaire et viscéral peut paraître caduc au moment où le Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur) gouverne en Turquie et où les Frères musulmans s’apprêtent à prendre le pouvoir en Egypte. Il ne constitue pas moins, au pays de Bourguiba, un courant de pensée encore vivace dans la population et au sein de l’élite. Ce courant qui redoute particulièrement le « double langage des islamistes d’Ennahda qui affichent une certaine modération dans leurs programmes et dans les médias, mais diffusent un tout autre discours dans les mosquées» a donné de la voie dimanche.
Une marche rassemblant près de cinq mille personnes s'est déroulée dimanche à Tunis à l'appel d'associations en réaction aux manifestations islamistes et aux actes de violence attribués à des groupes salafistes ces derniers jours en Tunisie.
Placée sous le mot d'ordre "Aâtakni" ("donne-moi ma liberté" ou, plus littéralement, "fous-moi la paix"), la manifestation a parcouru l'avenue Mohamed V, l'une des principales artères de la capitale, jusqu'au niveau à la Place des droits de l'Homme, sous une escorte policière vigilante. "Non à l'extrémisme, non à la violence, non à la répression", "oui pour la liberté d'expression", pouvait-on lire sur certaines pancartes.
Dans le cortège, les femmes étaient très présentes. Certaines ont la bouche bâillonnée par du ruban adhésif. «Toutes les femmes tunisiennes ont peur pour leurs filles, leur liberté, même les femmes voilées sont contre», explique une manifestante. Peu de femmes voilées, pourtant, ont rejoint le cortège.
«Tout ça pour un film», s'indigne une manifestante, qui ne cache pas aujourd'hui sa peur si, dimanche prochain, les islamistes de Ennhadha arrivaient en tête des élections. «On a viré une dictature, ce n'est pas pour en avoir une autre.» Ennahdha a, pourtant, condamné les violences des salafistes, mais une condamnation qui ne convainc pas les laïques. «Il a un double langage. Devant les pauvres, il parle religion et devant les autres, il parle liberté d'expression», observe une juriste venue manifester contre «l'obscurantisme» et «le retour au XIVesiècle».
Ce rassemblement de la société civile s'est tenu suite aux manifestations d'islamistes qui avaient protesté le 14 octobre dernier contre la diffusion par la chaîne privée Nessma TV du film franco-iranien "Persepolis" comportant une séquence jugée blasphématoire. Celle-ci représentait Dieu dans le personnage d'un vieux barbu, une incarnation proscrite en islam.