Par Mohamed Khaled Hizem
Photo : Vue partielle de la façade du portique méridional de la cour, qui précède la salle de prière. Rythmée de treize arcades, de type plein cintre outrepassé, la façade est surmontée, au milieu, d'une remarquable coupole côtelée datant de 990. Celle-ci, due à la dynastie des Zirides, se distingue par ses ornements bichromes et par les motifs en coquille qui décorent les tympans des arcs de son tambour cylindrique.
(crédit photo : Ahmed Ben Yaghlene)
Plus qu’un lieu de culte, un centre de savoir arabo-musulman
La renommée séculaire de la mosquée Zitouna ne découle pas uniquement de son ancienneté, étant la plus vieille mosquée de Tunis et parmi les plus vieux lieux de culte musulmans du Maghreb, la Grande Mosquée de Kairouan pouvant seule se prévaloir d’une ancienneté plus reculée, elle est également due au rôle majeur que le monument a joué en tant qu’institution d’enseignement plus que millénaire, diffusant en particulier les sciences religieuses rattachées au courant malikite.
Si des cours y sont organisés dès les VIIIe-IXe siècles, dont le précurseur fut le jurisconsulte et théologien Ali Ben Zyed (mort en 799), qui a introduit le malikisme en Ifriqiya et dans l’ensemble du Maghreb, ces derniers prirent une ampleur considérable sous le règne des Hafsides, liée au statut privilégié acquis par Tunis comme capitale de l’un des plus puissants royaumes d’Afrique du Nord.
Durant cette période, des grands noms s’illustrèrent, à l’instar de l’imam Ibn Arafa (décédé en 1401), le plus célèbre représentant de l’école malikite à l’époque hafside, et qui possédait des connaissances approfondies en matière de droit, de rhétorique, de mathématiques et de médecine. Après l’interruption de l’enseignement au cours du XVIe siècle à cause des troubles engendrés par l’occupation espagnole, qui anéantit totalement les bibliothèques de la mosquée, le XVIIe siècle connut une reprise timide de l’enseignement au sein de cette dernière.
C’est grâce à la dynastie des Husseinites que la Zitouna se mua en une université au grand rayonnement. Tandis qu’au XVIIIe siècle, les souverains, Hussein Bey Ier (1705-1735), Ali Pacha (1735-1756) et Ali Bey II (1759-1782), bâtirent de nombreuses médersas (collèges religieux) pour héberger un nombre de plus en plus croissant d’étudiants issus de diverses régions du pays, le XIXe siècle fut accompagné de réglementations et de réformes essentielles. C’est sous Ahmed Bey (1837-1855), qui dota la mosquée d’une importante bibliothèque mise à la disposition des étudiants, que la Zitouna fut réorganisée avec la promulgation, en 1842, du premier texte réglementaire, connu sous le nom de « Moallaqa », qui instituait un corps professoral de trente membres, quinze pour le rite malikite et quinze pour le rite hanafite, tous nommés et rétribués par l'État, et un conseil supérieur chargé du contrôle administratif et pédagogique des études.
Ceux-ci connurent des réformes notables sous le règne de Sadok Bey, sous l’initiative de Kheireddine, grand vizir de 1873 à 1877, à travers la mise en œuvre de nouvelles dispositions réglementaires, consistant dans les décrets du 26 décembre 1875 et du 22 janvier 1876. Outre le maintien de l’enseignement religieux, ces derniers ajoutèrent de nouvelles disciplines comme la littérature, l’histoire, la prosodie, la logique, l’arithmétique et l’astronomie.
Malgré l’avènement du protectorat français, instauré par le traité du Bardo du 12 mai 1881, les réformes n’ont guère cessé. Ils se poursuivirent au cours de la première moitié du XXe siècle, notamment grâce à des figures religieuses de premier plan à l’instar de Mohamed Taher Ben Achour, qui fut recteur de la Zitouna et de ses annexes de 1932 à 1933, puis de 1945 à 1952. Bien que l’enseignement conservait une forme scholastique traditionnelle, le professeur adossé à une colonne de la salle de prière dispensant ses cours aux étudiants qui l’entouraient, le prestige de cette université était telle qu’elle comptait, jusqu’au milieu des années 1950, non seulement des établissements affiliés sur l’ensemble du territoire tunisien, mais également dans l’Est algérien comme à Constantine.
Cette institution ne s’est pas contentée de former, durant des siècles, l’élite intellectuelle et administrative tunisienne, elle contribua également à instruire l’élite étrangère ; à titre d’exemple, la figure emblématique du mouvement réformiste musulman en Algérie, Abdelhamid Ben Badis (décédé en 1940), y fit ses études à partir de 1908.
Faire découvrir un monument largement méconnu
Bien qu’elle constitue un joyau du patrimoine architectural tunisien, l’histoire et l’importance patrimoniale de la mosquée Zitouna restent amplement méconnues tant du touriste étranger, que du citoyen tunisien. Si dans le cas de ce dernier, cela peut paraître incompréhensible, voire paradoxal, ce n’est pourtant que trop vrai. Alors qu’en France, un monument phare de Paris, comme la cathédrale Notre-Dame de Paris, remarquable illustration de l’art gothique, voit son histoire et ses caractéristiques architecturales abondamment évoquées dans les programmes scolaires, sans compter l’organisation de fréquentes visites de groupes d’écoliers et de lycéens, ce n’est nullement le cas dans notre pays, et ce n’est guère exagéré d’affirmer que la majorité des écoliers et des lycéens de Tunis même n’ont jamais vu cette mosquée, et n’ont, souvent, sur celle-ci que de très rares informations, pour ne pas dire inexistantes…
Alors qu’il est fondamental d’instruire les jeunes, mais aussi, de manière générale, le citoyen tunisien quelque soit sa catégorie d’âge, sur les richesses culturelles de ce monument, il en va de même du visiteur étranger, en particulier celui qui est amateur d’art et d’histoire. Par ailleurs, la situation actuelle qui ne permet à ce dernier qu’un accès restreint à la mosquée, se limitant seulement à la galerie extérieure de la façade orientale et à un portique, fermé par une balustrade, de la cour, n’est pas de nature à encourager les visites de touristes étrangers et encore moins un tourisme culturel comprenant la découverte des lieux de culte tunisois les plus représentatifs, sur les plans historique, culturel et spirituel, et dont la mosquée Zitouna en est le symbole par excellence.
Si après la révolution du 14 janvier 2011, les tentatives de restaurer l’enseignement traditionnel au sein même de la mosquée Zitouna a provoqué maintes polémiques, et a enflammé le débat entre les tenants d’une vision moderniste de l’enseignement et ceux qui s’accrochent à une perception plus conservatrice, il ne faudrait pas que ces controverses relèguent au second plan l’extraordinaire valeur patrimoniale de ce superbe monument qui occupe une place privilégiée dans l’histoire, la culture et la vie religieuse tunisiennes.
Paru à l'origine dans La Presse magazine